" De Dürer à Doré, en passant par Tiepolo, Füssli and Co, ces artistes entretiennent un lien avec ma Mutti : la gravure. Les gouges, burins, pointes sèches dite à pointe de diamant sont quelques uns des outils du graveur.
Toute petite j'accompagnais ma maman aux Beaux-Arts, rue BONAPARTE.
Après avoir traversé la cour, salué les sculpteurs au rez-de-chaussée, nous gravissions des escaliers de bois
minuscules, comme dérobés. Ils débouchaient sur les combles, aménagés pour les graveurs :
l'Atelier de M.Granier, le Maître.
Ma maman me montrait : les bacs à eaux-fortes, la douche pour se rincer si l'on se brûlait avec les acides, les presses immenses qui semblaient avaler le plancher, les encres grasses pâteuses et collantes, les cordes à linge où l'on préparait les langes des presses et les papiers Japon, lesquels étaient suspendus comme ces draps blancs de Provence bercés par le vent ... Une lumière chaude, une pesanteur, un silence studieux outaté et lent ... A la lueur des lucarnes, penchés sur leur pupitre, les graveurs incisaient, entaillaient le métal, parfois doucement parfois vivement en des touches feutrées. C'était si calme.
Quand certains soirs ma mère gravait à la maison, elle étendait une bâche au sol, et plaçait sa petite table au milieu de son carré de plastique. Après avoir installé quelques calles sous deux pattes, satisfaite de l'inclinaison, elle déroulait alors un "étui" de chiffon, découvrant ses précieux outils. Quelques vérifications sur leur fil, un passage au fusil, et elle s'élançait à l'assaut de sa plaque. J'espérais toujours que ce fût une nouvelle plaque. Elle m'avait expliqué qu'une plaque disposait de deux faces, comme une feuille de papier possède un recto et un verso. Parfois, elle utilisait les vides des coins, ré-inventait des scènes, incorporait d'anciens tracés dans de nouveaux motifs ...
Mais j'espérais toujours que ce fût une nouvelle plaque ...
A la lueur de sa petite lumière, elle traçait des sillons dans un métal rouge magnifique de cuivre. Il fallait faire bien attention à ne pas marcher pieds nus sur le pré-carré, de façon à ne pas se planter de copeaux sous la peau. Il paraîtrait que cela fait atrocement mal : j'ai toujours cru ma mère sur parole.
C'était magique. Elle semblait dessiner dans le métal. C'était très frustrant de ne pas "voir" le dessin. Elle seule visualisait le résultat. Comment faisait-elle pour "voir" à l'envers ? La gravure est une sorte d'épreuve en négatif du dessin final. Je n'ai jamais compris comment elle faisait. Elle parvenait simplement à créer des univers merveilleux, à rendre les cimetières joyeux, les insectes attachants et l'art de la gravure captivant pour une enfant de 7 ans. "
Laëtitia Lascurettes